.DPI - 11/10/2007

Revisiter l’histoire de l’art - Marianne Cloutier

« La citation est un corps étranger dans mon texte parce qu’elle ne m’appartient pas en propre, parce que je me l’approprie. »
-Antoine Compagnon

Comme dans le cas de l’écriture, la citation visuelle consiste en un acte de « prélèvement » [1], ici d’une image ou d’un concept visuel, et en la mutation ou la greffe de ce même élément à un contenu autre. Ce procédé, couramment utilisé dans le postmodernisme est revisité par les artistes du Web.

Nicolas Clauss, artiste français qui a troqué les pinceaux pour la programmation en 2000, puise abondamment dans l’univers visuel d’artistes phares de l’histoire de l’art. Dans Sorcières (2000) et Dead Fish (2002), des œuvres du Parmesan et de Botticelli servent de toiles de fond à des tableaux animés et interactifs. Laissées telles quelles ou presque, elles deviennent éléments essentiels des univers fantastiques et souvent inquiétants créés par Clauss, prêtes à être tour à tour dévoilées et ensevelies sous un banc de miochis ou un amas de feuilles mortes, dans un perpétuel jeu entre dissimulation et dévoilement. Dans Bosch (2001), un personnage qui semble directement découpé d’un tableau du célèbre peintre flamand, est multiplié plusieurs fois, tel une guirlande de papier, créant une frise répétitive et mouvante. Un autre personnage surgit, entraînant une poursuite à travers les tableaux… Puis, une vague humaine composée de ces mêmes personnages découpés, multipliés et «greffés» à l’image interactive, dont la construction rappelle les décors de théâtre, ou l’arrière-plan fixe est habillé d’objets amovibles, qui sont ici dirigés par le curseur de l’internaute. Clauss revisite également Le cri de Munch à travers une œuvre qui allie performance filmée, musique et sons. L’image est modifiée, rendue floue, ralentie, la temporalité est subvertie. En cliquant, l’internaute décide du débit de l’œuvre ; il active la montée de l’angoisse du personnage, qui semble amplifiée par les bruits stridents qui participent de l’ambiance de l’œuvre.

Clauss utilise également la citation à des fins didactiques : De l’art si je veux (2005), est un vaste projet d’art Web qui visait principalement à familiariser des jeunes adolescents d’un quartier populaire de la France à l’art contemporain. À partir des œuvres d’Arman, Bacon, Ben, Boltanski, Cattelan, Jake et Dinos Chapman, Duchamp, Munch et Spoerri, ces jeunes ont livré leurs impressions et leurs réflexions, enclenchant le processus de démystification qui trouva son aboutissement dans la création d’œuvres en collaboration avec Clauss. Ces œuvres sont donc l’amalgame de médiums multiples: sculptures, créations vidéos, enregistrements sonores, calligraphie, collage et photographies. La citation visuelle, omniprésente dans ce travail, ouvre la voie à un imaginaire propre à chaque artiste tout en rendant compte du processus réflexif et créatif des néophytes.

Dans Jacksonpollock.org (2003), Miltos Manetas ne s’approprie non pas une image ou une composition, comme c’est le cas avec Clauss, mais plutôt la manière d’un artiste. À l’aide d’un générateur d’images, l’internaute peut créer une « peinture » automatique « à la Pollock ». Le curseur est transformé en un filet de couleur continu, qui se fixe à l’écran, rappelant les drippings caractéristiques du travail de l’artiste. Bien qu’en cliquant il soit possible de changer la couleur du pigment utilisé, le tracé reprend vraiment la technique où le filet de peinture en continu dicte le réseau linéaire de l’œuvre, où l’aspect liquide du médium empêche d’interrompre le mouvement.

History of Art for Airports (2000), de Vuc Cosic, aborde la citation ou l’appropriation d’une toute autre manière ; des œuvres ou des figures ayant marqué l’histoire de l’art telles le Nu descendant un escalier de Duchamp, la Vénus de Milo, la figure de Saint-Sébastien ou la boîte de soupe Campbell de Warhol, sont réduites à l’iconographie des panneaux de signalisation. Les formes et les compositions, simplifiées à l’extrême, jusqu’à devenir symbole ou signe, étonnent et amusent de par leur habile schématisation.

Dans d’autres cas, l’appropriation peut subvertir le sens premier de l’œuvre citée, en faire une critique ou une relecture au sens augmenté. Scène in Time (1998) de Reynald Drouhin, est uniquement composé de trois pages Web ; en cliquant dans l’image, l’internaute « altère» l’image. À La dernière Cène de Da Vinci sera supperposé un court extrait de film porno, probablement puisé sur le Web, passé en boucle. Fait intéressant, avec le changement d’images, le titre de la page passe de « Cène in time » à « Scène intime » à « Obscène intime » : Glissement de langage, glissement de sens. Acte blasphématoire, désacralisation de l’art ou affirmation de la porno comme religion du web?

Qu’il s’agisse d’une construction poétique, d’une relecture cocasse, ou d’un désir de subversion, les artistes Web proposent de revisiter l’histoire de l’art à travers la citation. La greffe de ce « corps étranger » à un corpus nouveau permet des réinterprétations multiples de l’œuvre. Parfois hommage à ces canons tants cités, tant analysés et tant vus, cette forme d’appropriation et par le fait même d’association à des figures marquantes de l’histoire de l’art pourrait également participer du processus de légitimisation ou plutôt d’inscription de l’art Web au sein de cette même discipline.

Notes:
[1] Antoine Compagnon, «La citation telle qu’en elle-même», in La seconde main ou le travail de la citation, Seuil, 1979, p. 13-45.

Médiagraphie :
Compagnon, Antoine, «La citation telle qu’en elle-même», in La seconde main ou le travail de la citation, Seuil, 1979, p. 13-45.

Lefèbvre, Claire, Analyse du phénomène citationnel dans l’oeuvre «Portrait (Futago)» de l’artiste japonais Yasumasa Morimura, mémoire de maîtrise, 2006, Université du Québec à Montréal, 119 p.

Schneider, Danièle, «La citation dans l’art», extrait de La pub détourne l’art (1999, Éditions du Tricorne), En ligne, http://www.crdp.ac-creteil.fr/artecole/de-visu/citagiat/citagiat-schneider.htm , consulté le 10 août 2007.

Biographie
Marianne Cloutier est diplômée de la maîtrise en études des arts de l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse principalement aux liens entre art et science, notamment dans l’art biotechnologique. Elle est chercheure pour le NT2 : Nouvelles technologies, nouvelles textualités (UQÀM), un laboratoire de recherche visant à promouvoir l’étude, la création ainsi que l’archivage de la littérature et de l’art hypermédiatique.