Catalogue d'exposition, La Condition Publique, 12/01/2012

Un visage, des visages... (catalogue d'exposition, La Condition Publque)

Par Frédérique Chapuis

 

un visage, des visages : ils surgissent, s’effacent, réapparaissent de nouveau à la surface des écrans vidéo installés dans l’ancien magasin de laine de la Condition Publique de Roubaix : un bâtiment construit en 1904, aujourd’hui réhabilitée en manufacture culturelle. Il y a des femmes, des hommes, jeunes et âgés. Ils sont là, dans la pénombre, pour représenter, semble-t-il, des trajets de vie qui se trament dans l’histoire d’un quartier, le Pile, et d’un territoire métissé, celui des banlieues de France. Il s’agit, ici, non pas d’un travail d’historien, encore moins d’une enquête sociologique, mais d’une proposition artistique.

Peut-on, doit-on se servir de la question de l’exil ou des difficultés à vivre dans les quartiers populaires, se demandent de nombreuses voix. Pour ceux qui se posent la question, la réponse est là, donnée dans une exposition montrant des installations vidéo, l’une de Nicolas Clauss, l’autre de Catherine Poncin et Damaris Risch, qui y ajoutent des photographies et des environnements sonores. orchestrées par le scénographe Jacky Lautem, ces deux propositions artistiques forment un ensemble : Un visage, des visages.

Les deux dispositifs autonomes ne jouent pas la confrontation mais offre plutôt un parcours. l’on glisse d’une installation à l’autre en débutant indifféremment par Ôde à neuf voix de Catherine Poncin et Damaris Risch, ou par Terres arbitraires de Nicolas Clauss. Il s’achève ou, selon le sens de la visite, commence par une séquence de neuf portraits photographiques de Catherine Poncin accompagnées de neuf portraits sonores mixés à partir de bribes d’entretiens, composés avec le musicien Jean Kowalski.

Représenter

Le décor est simple, non daté. Les deux univers se distinguent. Enrobé de velours noir mat, pour Nicolas Clauss qui projette le spectateur dans un environnement urbain en noir et blanc. Alors que sur l’autre scène, l’ambiance sombre, légèrement scintillante fait apparaître sur fond d’écran blanc et cadres s errés les neuf invités de Catherine Poncin et Damaris Risch.

Un visage, des visages. Dans cette entreprise humble et spectaculaire à la fois, ni la compassion, ni la violence d’un discours convenu, en un mot le sensationnel – vertu, semble-t-il, essentielle de notre culture de communication –, ne trouvent droit de cité.

Et si représenter, c’est une manière de raconter une histoire, celle-ci se déploie en différentes strates. Tout d’abord elle se donne à voir et s’offre au plaisir des yeux : ici, des séquences vidéo ralenties, d’un noir et blanc contrasté, ailleurs, des visages d’un hyperréalisme touchant. Ou encore des portraits f ixes, que Catherine Poncin a placés sur un fond de tissus collectés dans les archives du musée de la Piscine, comme autant d’évocations symboliques rappelant à la fois l’histoire de la cité roubaisienne et les trajets de vie de chacun. Pour Maria, qui souvent dodeline de la tête, un motif doux, tout en arabesque ; pour Moussa, du velours en relief qui n’est pas sans rappeler les salons orientaux ; pour Matthieu, le professionnel de l’environnement, la trame dense d’une toile retournée qui dessine des territoires escarpés…

Mais représenter, ce peut être également faire entendre : le brouhaha de la ville troué par des bribes de discours d’hommes politique ou de militants sur les quartiers populaires et leurs représentations sociales dans Terres arbitraires, ou des chansons maladroites dans Ôde à neuf voix.

Une présence

Enfin, représenter n’est pas illustrer. Ici, on a simplement affaire à de la présence. Ce ne sont pas Zineb, Alice, Maria, Moussa, Agnès, Abdelkarim… qui sont là en personne, mais leur présence. Leurs reflets, à la surface des écrans vidéo, disent ce que sont ces corps : des bouches qui parlent, des oreilles qui écoutent, des yeux dans lesquels s’exprime l’attention à ce qui est dit. Quand Catherine Poncin et Damaris Risch coupent le son des bandes vidéo enregistrées avec les neuf habitants du quartier du Pile, ou que les jeunes rencontrés par Nicolas Clauss dans les « banlieues » fixent sans mot dire une minuscule caméra posée sur un pied, alors le silence déborde de signes. Autant de clignements d’yeux, de gestes, de soupirs, de sourires, qui provoquent un léger trouble chez le spectateur.

On pourrait s’interroger : n’y aurait-il pas un choix esthétique suspect à couper la parole de ceux qui sont conviés à venir s’exposer aux regards ? C’est pourtant un tout autre parti pris qui anime ces plans : dans un visage camouflé par une capuche, dans un éclat de rire gêné, dans un mouvement qui s’échappe du cadre, il y a d’abord une pensée en action, une pensée qui voudrait dire, qui cherche, et nous oblige, dans cette contemplation, à la réflexion.

Ainsi donc, la syntaxe visuelle – bien qu’elle se combine différemment chez les trois artistes – convie le spectateur à se glisser « entre », entre les mots, les sons, les images, et percevoir l’autre à la fois étrangement semblable et diablement singulier. La fragilité des uns, la violence sourde ou bien encore l’innocence ou le désir de vivre des autres. Qui sont ces hôtes de passage, aujourd’hui rassemblés en une communauté fictive, sous la voûte du magasin de laine de la Condition Publique ?

Nicolas Clauss, muni d’une modeste caméra, s’est égaré, de Roubaix à Marseille en passant par Evry, dans quelques-unes des sept cent cinquante et une Zones Urbaines Sensibles désignées par l’Etat, pour aller à la rencontre des hommes, rien que des jeunes hommes. Il y a croisé des étudiants, des jeunes en dehors du système, des pères de famille, des dealers. Quelque deux cent cinquante personnes à qui il a demandé de regarder la caméra en face tout en mimant silencieusement des expressions qui seraient conformes aux stéréotypes de la banlieue exploités par les médias. Les regards menaçants, les visages fermés ont vite cédé la place aux éclats de rire. Mais dans ce dispositif, une fois encore, l’image ne va jamais seule, des nappes sonores cadencent les apparitions semi-aléatoires des vingt-huit écrans. Et lorsque des bribes de discours politique haineux, stigmatisant ou stupide se font soudain entendre, on en perçoit immédiatement la tessiture télévisuelle ou le ton radiophonique. On a affaire, sans nul doute possible, à un paysage sonore médiatique qui fait force de loi, de repère historique. L’écart tragique entre les mots et ces visages, jouant la comédie pour la caméra, se creuse. Comme si, brutalement, il y avait hiatus entre l’image et la légende (ici le son), qui laisse filtrer la réalité, celle qu’on ne regarde pas dans les yeux. Tous ces visages semblent nous demander : « Pourquoi je vis là, et pas ailleurs ? pourquoi ça s’appelle Z.U.S ? pourquoi je suis visible et me contrôle-t-on sans arrêt ? pourquoi je suis sensible ? pourquoi ? pourquoi… » Rien n’est plus arbitraire, répond Nicolas Clauss. C’est bien là toute la puissance de son dispositif.

C’est aussi au hasard d’un vagabondage dans le quartier du Pile, lors d’une résidence à la Manufacture culturelle effectuée par Catherine Poncin et Damaris Risch cette année, qu’elles rencontrent les participants d’une Ôde à neuf voix. Confessant toutes deux un intérêt éthique et personnel pour les peuples migrants et le thème de la multi-culturalité, le bien nommé dans un quartier qui compte cent neuf nationalités, elles explorent la manière dont l’histoire personnelle se dilue et se mêle à l’histoire collective, comment elle tisse ses fils avec le passé et le présent de chacun. Le goût d’un sandwich aux saveurs orientales pour Moussa, qui a repris, juste en face de la Condition Publique, le bistrot du père qui servait l’alcool de genièvre aux ouvriers avant que les usines ne ferment. Un accent du Nord coloré de sonorités de Guinée chez la jeune Zenab  ou encore Willia, ancienne employée de Phildar, qui tricote et détricote un paletot imaginaire à l’écran, avant de chanter à pleine voix « Non rien de rien, non je ne regrette rien, ni le bien, ni le mal… » De toutes ces rencontres sont extraits des fragments authentiques, des instants intenses, qui vont aller se fondre dans le dispositif vidéo et dans les portraits proposés
par Catherine Poncin.

Comme à son habitude, cette artiste travaille avec des documents d’archives, ici des échantillons de tissu à motifs. Une manière d’apposer en exergue un détail lui permettant de recréer un lien intuitif avec le parcours intime de son modèle, confessant dans un même mouvement son impuissance à capter l’Autre dans sa globalité. Quant à Damaris Risch, elle guette la rencontre impromptue. Par exemple, pour Viens à la maison, réalisé entre 2004 et 2008, elle s’est invitée à travers la France à la table d’inconnus pour y réaliser des portraits de famille. Ainsi, en refusant la belle photographie au profit d’une image de faible définition, ces deux artistes laissent-elles affleurer entre les lignes vidéo et le point photo la fragilité d’un grain de peau, une imperceptible vibration et prennent ainsi définitivement leur distance avec un monde indexé sur le simulacre, la fiction, pour ausculter l’infime. Un art du banal en somme, qui refuse l’emphase, la monumentalité – photographies et moniteurs sont ici de modestes formats – pour contrer le « trop » – d’images, de techniques, de vitesse – en se rapprochant au plus près des êtres et de leurs tragédies intimes.

Alors, si face à une image, comme dit le théoricien Abraham A. Moles1, le rendement documentaire est extrêmement faible, comment, dès lors, une image « pauvre », acquière-t-elle un sens ?
La question se pose dans Un visage, des visages puisque le choix des artistes est de représenter mais en même temps d’abstraire – la parole, la netteté photographique, la couleur en passant au noir et blanc comme le fait Nicolas Clauss – pour réduire la réalité du monde à des signes intelligibles. Pour être efficace et ne pas tomber dans le schématisme, la mise en espace est soutenue par des logiques particulières : le choix de la linéarité et du face-à-face pour Ôde à neuf voix, alors que c’est dans une immersion sonore et visuelle que nous plonge Terres arbitraires. Mais un dispositif suffirait-il, si la désignation du sujet, « voilà de quoi je veux parler », n’était pas clairement énoncé. Il l’est par des cadrages épurés, des fonds neutres, une luminosité étalonnée ; une distance réfléchie. Dans ce recours à des formes concentrées, humbles, d’une réelle exigence éthique, ces fragments rassemblés sont une réponse au monde des images sur le terrain même des images, mettant définitivement hors champ ce qui aurait pu se transformer en document humaniste ou social. Un expressionnisme à l’oeuvre, selon la formule d’Abraham A. Moles, c’est-à-dire un effort conscient pour qu’une image exprime le réel mieux que le réel lui-même.

Un art anti-spectaculaire

L’image anti-spectaculaire s’est imposée dans l’histoire de l’art dans les années quatre-vingt-dix comme alternative au règne sans partage des images. La neutralité que s’impose une certaine forme d’oeuvre que l’on classerait dans l’esthétique documentaire est indissociable d’une promesse qui fonde sa nature utopique. Selon cette logique, ces images sont précisément nulle part (u-topique), comme le rappelle Michel Poivert(2) , elles refusent l’autorité que le message exerce sur l’image. Paradoxalement, en usant des outils multimédia au service du règne absolu du tout visuel, Nicolas Clauss déconstruit et reformule une proposition éminemment visuelle, théâtrale. Le spectateur est invité à un investissement de l’imaginaire et de l’émotion. Son acte de participation oeuvre : il prête de la vie aux visages sur les écrans. C’est l’affaire de l’art, c’est-à-dire un travail, une réflexion, un regard sur le monde, une sensibilité, une fantaisie, qui donnera une forme singulière capable de dire ce qui appartient à tous : une Image. « Ce que nous voyons ne vaut – ne vit – à nos yeux que par ce
qui nous regarde »(3).

Construire un propos iconique c’est transformer les êtres, les sons, les objets pour un partage de l’altérité : il y a des hommes, des femmes qui viennent d’ailleurs, qu’ils vivent ou ne vivent pas dans le même quartier que nous… Cette attention à l’autre nous est offerte dans cette exposition particulièrement soucieuse de la place du spectateur, en tissant des fils mystérieux entre les membres de cette communauté fictive, ils nous en rapprochent tout en redonnant à ces visages leur distance et leur énigme. Accents, langages, couleur de cheveux, sourires, grimaces recomposent un seul et unique grand corps. Commun. Cacophonique. Utopique.

1. Abraham A.Moles, L’Image communication fonctionnelle, Casterman, 1981.
2. Michel Poivert, La Photographie contemporaine, Flammarion, 2010.
3. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde,
éditions de Minuit, 1995.