MicroCassandre, 23/05/2012

Trous noirs et banlieues

A la Cartoucherie (dite « de Vincennes »), deux créations creusent les questions autour des morts du passé et leurs fantômes qui hantent l’avenir.

L’histoire ne s’écrit pas avec le cœur, elle s’écrit avec le sang. Elle se raconte à travers des stéréotypes, comme si le temps était un miroir grossissant. Il faut vouloir briser ce miroir ou simplement l’écarter, pour se regarder en face, et voir l’autre. C’est ce que nous dit Sedef Ecer dans Les Descendants.
On entre dans l’observatoire d’Anou, un astrophysicien qui ne lâche pas son télescope avec lequel il scrute les trous noirs, tout en refusant de regarder le passé. Il est rejoint par son amour d’antan, Dounia, qui arrache à la terre les secret sanglants d’un passé commun qui opposait leur parents dans l’horreur. Ecer raconte la genèse, l’oubli et la redécouverte d’un génocide fictif, qui englobe tous les pogroms et épurations ethniques réels. Faire la lumière sur les horreurs du passé, sans crier vengeance, voilà une nécessité pour pouvoir envisager la réconciliation. Mais la tâche est complexe. Aussi, Les Descendants se perd dans les méandres d’une narration errante entre la grande et la petite histoire, une histoire d’amour, les métaphores et les quatre langues maternelles des comédiens, auxquelles s’ajoute l’anglais. Car le spectacle est en plus chargé de l’histoire de sa production, avec ses comédiens allemands, arméniens, français et turcs. Au metteur en scène de se débrouiller dans ce capharnaüm. Mais comment travailler avec des interprètes de formations et de qualité aussi disparates?
Sur le plateau, on passe d’un trou noir à l’autre comme la production passait d’un pays à l’autre, au gré des résidences. Aussi Bruno Freyssinet tente d’épurer et de tirer l’ensemble vers un futurisme visionnaire. Le prix à payer est celui l’empathie. Plus de vraie humanité dans l’interprétation serait pourtant nécessaire pour alléger le poids des métaphores. Le grand mérite de ce spectacle est tout simplement d’exister. L’idée de travailler avec huit comédiens de quatre pays est cohérente, à condition de voir dans le spectacle final juste un élément parmi d’autres, dans le cadre d’un projet supranational, à condition de considérer que chemin compte autant que le résultat et le symbole autant que le plaisir théâtral.

L’autre manière de regarder le passé est de partir du réel, dans une démarche documentaire sur l’état actuel du monde. Dans Illumination(s) d’Ahmed Madani, il s’agit également d’affronter le passé qui remonte à la surface. Il s’agit là aussi de surmonter la question des origines et d’interroger la possibilité d’un vivre-ensemble. Sauf qu’on n’est pas dans un espace métaphorique, mais dans la réalité des banlieues françaises qui défile sur les écrans autant que sur le plateau.

Terres arbitraires, tel est le titre d’une installation vidéo signée Nicolas Clauss. Elle s’intègre dans la mise en scène de Madani, mais peut aussi se visiter séparément. L’approche documentaire de la caméra, proche d’une série de portraits photographiques, souligne la confrontation entre le discours médiatique, honteusement racoleur, et les comédiens. Statiques devant la caméra, ils viennent sur le plateau pour jouer la réalité de leur vie en banlieue. Et la bagarre éclate, parmi les spectateurs quand ceux-ci occupent encore le plateau, plongeant dans les images en noir et blanc. Par leur simple présence, par leur homogénéité dans la diversité et par leur énergie collective, les neuf garçons incarnent tous les déchirements et tout le potentiel des ghettos actuels que la France réserve à l’héritage vivant et visible de ses mésaventures coloniales. Le « cadavre qui parle » de ce spectacle appartient à toutes les époques, il représente la double peine, subie hier et aujourd’hui, par les communautés auxquelles la France avait promis le bonheur. La guerre d’Algérie ressurgit tel un fantôme et se superpose aux bagarres entre les jeunes habitants des barres de HLM. Aussi, Madani conserve les unités de la tragédie tout en invitant sur le plateau d’autres époques et conflits.

Au scénario éclaté des Descendants répond ici une fabuleuse concentration de véracité et de bonheur théâtral. Certes, les stéréotypes sur le présent de la banlieue ont la vie dure jusque dans ces Illumination(s), mais disons que c’est pour mieux les illuminer par les cauchemars de la guerre et les rêves d’avenir. En attendant que le même travail se fasse aussi sur la vie des filles dans nos banlieues…

Thomas Hahn

Les Descendants, de Sedef Ecer, mise en scène Bruyno Freyssinet
Théâtre de l’Aquarium, jusqu’au 27 mai
http://www.theatredelaquarium.net/Les-descendants

Illumination(s) (spectacle-performance) d’Ahmed Madani et Terres arbitraires (installation vidéo) de Nicolas Clauss
Théâtre de l’Epée de bois, jusqu’au 3 juin
www.epeedebois.com