RENCONTRE AVEC L'ARTISTE
Présenter l'artiste plasticien et vidéaste Nicolas Clauss relève d'une forme d'impossible. Son œuvre, qui a fait l'objet de travaux approfondis aussi bien de la part d'artistes, d'universitaires que de journalistes, nous échappe inévitablement dans les quelques mots que nous souhaitons poser ici. Nous proposons donc plutôt une tentative : restituer comment sa démarche - celle d'accepter de publier certaines photographies, certains arrêts sur image de ses expositions dans notre revue -entre en résonance avec ce que nous percevons de sa trajectoire artistique. Il y a là, d'emblée, une affaire de transmission. Transmettre au-delà, et aux entours, des lieux d'enseignement et de diffusion classiques : telle semble être la vibration qui traverse le travail de Nicolas Clauss. Il parait tisser un lien ténu et subtil avec la marge, la périphérie, le bord. La dimension territoriale de son travail se reflète dans une topique qui amplifie la question géographique, portés par l'impératif d'un ailleurs comme d'une présence. Il s'agit alors de tenir les murs en des Terres Arbitraires, seul, pour mieux saisir quelque chose du Collectif et du lien qui ne cesse d'échapper à la doxa. Non pas dans une demande adressée à l'autre, mais dans une honnêteté, une authenticité et une tranquillité qui nous percutent de manière spéculaire dans ce qu'il saisit de ces rencontres à l'image. C'est, semble-t-il, tout le pari de cette ambulation dans les cités de Mantes-la-Jolie, Marseille, Roubaix... Ces autres, ces récits pas tous, pas question de romantiser chaque échange - laissent des traces, nouent des amitiés, produisent du désir. Justement, ce qui semble conditionner la possibilité d'une création s'attrape du côté du hasard, de l'aléatoire de la rencontre et du lien. Cette dimension est éclatante dans Frames, où il a créé un dispositif qui laisse suffisamment d'espaces et de marges pour que le hasard de la rencontre continue à cœuvrer. Des gens ordinaires. Ce qui advient. Cette contingence, produite par un algorithme ou par les petites annonces, ouvre la voie à la surprise. Voilà ce qui a résonné du côté de notre thème, mais surtout de notre champ et éventuellement de notre pratique. Son art révèle ainsi une tension entre sujet et collectif, comme le revers d'une même médaille (d'ailleurs, Lacan dit bien que « le collectif n'est rien d'autre que le sujet de l’individuel ») qui nous traverse et nous enseigne. Cette dynamique se déploie avec une exigence et une éthique remarquables dans ses travaux, notamment dans ses chorégraphies. C'est cette dimension radicalement participative que l'on a eu la chance de partager grâce à la générosité de Nicolas Clauss avec notre collectif. Celle de construire avec nous, dans un moment de chaleur et d'intimité, un objet qui agit peut-être comme une autre création, non tant au sens strictement artistique qu'au sens de la rencontre et de ses effets. Dès lors, il ne s'agit surtout pas de refermer, par ces quelques mots, l'œuvre de Nicolas Clauss sur une interprétation figée Conclure, mais ne pas clore. Cette nécessité d'ouverture parte en elle l'exigence d'un ailleurs - que cette revue, peut-être, saura incarner.
Le collectif Lapsus numérique après rencontre avec Nicolas Clauss
UNE ISSUE
Les deux séries de photographies qui estompent cette revue sont issues d'une rencontre déterminante avec le travail de l'artiste plasticien et vidéaste Nicolas Clauss. Sa façon d'interroger frontalement la question du cadre et du regard nous a permis de construire et penser toute l'ambivalence de notre exploration. Pourquoi (pas) la haine ?
Dans la série Frames — en couverture —, par ses installations vidéo et ses dispositifs interactifs, Clauss invente un régime inédit d'images, concentrées, morcelées, redoublées : agités d'un mouvement qui, si la symbolique psychanalytique, survient comme au quai déborde le cadre, ceux qui excèdent l'image la renouvellent, la font tenir ensemble. Clauss se déborde aussi lui-même en offrant une figuration stricte de limites. Son œuvre en mouvement s'arrête le pas ordinaire d'une publication papier sur un temps figé, qui suspend le fil du mouvement habituel et fait émerger les tensions sous-jacentes à une expression, une contorsion fixe. Mais les images de Clauss ne nous apparaissent pas comme de simples captations de gestes ou de regards : elles sont montées, découpées, recomposées par un algorithme dédié de rythme, avance ou recule les regards selon le hasard et supporte leur liberté de mouvement. L'individu filmé devient un pantin numérique, coincé dans un va-et-vient dicté par la machine. Cette capture algorithmique nous semble alors résonner avec une fantaisie technique autant qu'une métaphore de l'aliénation contemporaine. Nous savons combien les corps, les affects, incarnent des dispositifs politiques et économiques qui nous assignent à des places, à des rôles figés, en nous faisant croire que nous y jouissons librement. Ne pouvons-nous pas nous risquer à une analogie entre l'œuvre de Clauss et le fonctionnement des grands établissements normatifs : dictés par l'imaginaire du DSM, la prison, l'hôpital psychiatrique, autant de classifications de lieux où l'on range les individus dans des boîtes diagnostiques ? Clauss, par son insistance autant de l'image, rejoint notre problématique clinique : il morcelle les corps, décompose les regards, et rend visible ce que produit l'enfermement, non seulement spatial mais subjectif.
Néanmoins, en nous enfermant, ce cadre ouvre une autre dimension que celle de la dénonciation. En acceptant le cadre, en posant la limite – au fond, en l'acceptant la castration – l'individu filmé peut interroger le travail de Clauss du côté de la possibilité d'un lien. Nous sommes freudiens – en ce sens, l'individu en lui promettant une jouissance solitaire (« tu es dans la boîte, tu existes tout seul »). Clauss compose des dispositifs où les boîtes dialoguent, se répondent, se mettent en mouvement ensemble. Ce qui l'intéresse n'est pas l'isolement mais la chorégraphie, la circulation, la possibilité d'une articulation collective malgré (et grâce à) la contrainte. C'est ce qui, d'après nous, se retranscrit aussi dans la deuxième série exposée dans cette revue, Terres Arbitraires. Dans ce « travail de sape contre le bruit médiatique » (poptronics), Nicolas Clauss impose sa vision tranquille des banlieues. La subjectivité transperce les 28 écrans qui constituent le dispositif immersif enserrant le spectateur de l'exposition dans une étonnante douceur. La revue, en arrêtant encore le mouvement, vient quant à elle poser une multitude de regards sur le spectateur, ici le lecteur, l'interrogeant directement dans sa propre éthique et sa propre posture face à l'altérité.
Dans ces séries, ces regards capturés nous fixent, regardent le spectateur à travers l'écran, créent un vertige, une mise en abyme. L'autre, pris dans la boîte ou dans l'écran, est-il cet étranger que je ne reconnais pas ? Quel est cet autre en moi qui (h)aime ? Clauss nous pousse à réfléchir sur les cadres que nous acceptons, que nous reproduisons, et sur les limites qui, en contenant la haine, rendent possible une coexistence. Si la haine est moteur d'aliénation, la reconnaissance de sa place, de ses limites, ouvre l'hypothèse d'une sublimation, d'un lien social réinventé.